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EXUVIE HIGH-TECH
LES SCULPTURES PEAUFINÉES D’ELODIE LEFEBVRE

 

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Depuis sept ans, à l’instigation d’Auz’Arts, la municipalité d’Auzeville (une commune proche de Toulouse) expose les dernières œuvres d’artistes français et étrangers. Élodie Lefebvre, surtout connue pour ses vidéos, a cette fois opté pour la sculpture. Mais en choisissant une matière particulièrement malléable afin de réaliser sa « Mue » elle n’abandonne ni le mouvement ni la pellicule.

« Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau. »

Paul Valéry, L’Idée fixe (1932)

Le frontispice d’un traité d’anatomie publié en 1651 par Thomas Bartholin, l’Anatomia reformata, montre une étrange crucifixion. On y voit le corps d’un homme pendu à un cadre, devant une sorte de niche ; des clous plantés dans ses coudes l’empêchent de tomber ; à l’exception de la tête et de l’extrémité de ses membres, il est réduit à sa peau — le reste des organes et du squelette a disparu. Traité comme du parchemin, l’épiderme du malheureux porte le titre de l’ouvrage. En découvrant la dernière installation d’Élodie Lefebvre cette gravure m’est revenue en mémoire.
Bien sûr, en raison notamment du contexte, en raison aussi de sa couleur dominante, cette œuvre est moins macabre que l’image ancienne destinée à l’instruction des étudiants en médecine et sa vertu n’est pas pédagogique, mais elle a je ne sais quoi de cruel, je ne sais quoi de sensuel, qui m’incite à présenter des variations.

Faites d’une matière souple, presque translucide, ces sculptures ressortissent au supplice de Tantale, d’autant que la manière dont elles sont disposées dans l’espace permet de tourner autour, de slalomer parmi elles, de les examiner de près sans scrupule, et même de les frôler. On aimerait bien les toucher, bien sûr, les caresser, y risquer même sa langue, pourquoi pas, tant leur consistance, la douceur de leur aspect attirent les doigts, les lèvres gourmandes, comme s’il s’agissait de bonbons géants. C’est interdit, hélas, en raison de leur fragilité, du respect dû aux œuvres ; alors, presque à regret, on se rabat sur leur surface et on observe la façon dont la lumière traverse les corps soigneusement évidés, accrochés à des fils d’acier par des pinces du même métal, de loin, à travers les vitres du lieu d’exposition, on aurait pu les prendre pour des linges rares et précieux mis à sécher, mais des linges ultrasensibles et qui auraient conservé la forme du corps de leur propriétaire1, ou bien, selon un scénario plus dramatique, pour les restes de combinaisons de plongée qu’un poisson vorace aurait déchiquetées. Élodie Lefebvre se met à nu dans cette exposition, avec une impudeur ambiguë, disons plutôt discrète ou paradoxale. L’artiste s’est déshabillée, pour les besoins de la chose, et offre sa nudité au spectateur — devenu pour le coup un voyeur occasionnel —, mais il s’agit d’une nudité spectrale, comme décalée, ou décalquée, dont on ne saisit que les traces. Je pense à cela en regardant les photos que j’ai faites sur place, en particulier les gros plans qui révèlent des détails infimes, des détails intimes du corps de l’artiste ; les moindres plis, le menu relief des veines, les stries marquant la surface des ongles, le grain ténu de la peau, rien n’échappe à l’œil de l’objectif entre les mains d’un voyeur plus curieux ou plus entreprenant que les autres visiteurs, un œil froid et assorti par conséquent à ces minces draperies qui semblent avoir été taillées dans de la glace. Au début de La Nausée, Sartre fait dire au narrateur en train de s’examiner attentivement dans un miroir, que son visage ressemble à « une carte géologique en relief ». C’est à une vue aérienne de la banquise que fait penser le corps transi d’Élodie Lefebvre lorsqu’on l’observe à bout portant.

Ce n’est donc pas son anatomie qu’expose l’artiste dans cette installation impressionnante, non, c’est son empreinte sur une substance ordinairement utilisée pour son aptitude à redorer certains blasons2 ternis ou fatigués du corps féminin. Ses propriétés remarquables : ductilité, résistance au vieillissement, innocuité pour l’organisme, ont fait du silicone une sorte de panacée pour la chirurgie esthétique. Mettant à profit les qualités surtout visuelles du matériau — transparence bleutée, luisance, légèreté, pouvoir de révéler des reliefs invisibles à l’œil nu par l’exaltation de leur marque —, Élodie Lefebvre l’a détourné de sa destination initiale, elle a inversé le processus en exhibant ce que l’homme de l’art s’ingénie à rendre invisible pour donner le change et tromper le quidam. Appliquant les techniques de conservation utilisées de nos jours en archéologie, elle a procédé au moulage d’une grande partie de son corps, et montré ainsi, magistralement, qu’en dépit de sa situation très subalterne dans la hiérarchie des genres, le moulage, le moulage sur le vif en l’occurrence, pouvait, entre des doigts inventifs, accéder à la dignité artistique et donc échapper à cette condamnation péremptoire prononcée par Balzac dans l’une de ses plus célèbres nouvelles. « La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard [Frenhofer] en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant3 une femme ! Hé ! Bien ! Essaie de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. » (Le Chef-d’œuvre inconnu (1831), I, GF-Flammarion, 1981, p. 48.) À l’idée répandue que le moulage n’est qu’une opération mécanique, indéfiniment reproductible parce que vouée à la reproduction, et n’ayant d’autre valeur que celle inhérente au savoir-faire de l’exécutant, le travail d’Élodie Lefebvre apporte donc un démenti implacable et subtil.

Ajoutons que si l’arrière-fond sur lequel se détachent ces enveloppes diaphanes nuit à une bonne perception, à cause d’éléments parasites envahissants, une dizaine d’aquarelles, sortes d’esquisses de l’œuvre principale accrochées à l’un des murs, offrent une belle compensation.

Je me doute que l’approche un tantinet fictionnelle proposée ici, ostensiblement masculine qui plus est, ne correspond pas tout à fait aux intentions ou aux attentes de l’artiste, c’est pourquoi je lui ai demandé de corriger le tir à sa façon en mettant au jour ce qui a dû m’échapper. Il y a une autre raison. L’espace vide laissé par leur occupante après son départ, je veux dire après le décollement de ses dépouilles artificielles, m’a incité à l’inviter à revenir vers elles, quoique sous une autre forme (tout aussi invisible il est vrai). Je parlais de pendaison au début de cet article, le mot est faible, écartèlement serait mieux indiqué.

  1. Un tableau de Magritte, In memoriam Mack Sennett (1937), en offre une version littérale.
  2. Le blason, qui fut un genre très en vogue à la Renaissance, est un court poème, souvent érotique, destiné à la célébration d’une partie du corps féminin qui séduit spécialement l’amoureux : cheveux, bouche, seins, jambes, etc. Clément Marot, au xvie siècle, André Breton, Paul Éluard, l’ont pratiqué avec bonheur.
  3. Balzac n’appréciait pas davantage la photographie, sorte de moulage à distance. On sait par son ami Nadar qu’il redoutait de poser devant un appareil, invoquant des raisons quasi magiques afin de justifier sa répulsion. Cf. Dessins et Écrits, t. II, Paris, Hubschmid, 1979, p. 977-980.

Gilbert Pons

La Blanquié, novembre 2010

 

Une réponse

Lisant l’article de Gilbert Pons, le mot d’impudeur m’arrête et je réalise à quel point je me sens loin de cette notion. Pour moi, l’impudeur ne surgit pas nécessairement face à un corps, même nu. Si ce terme m’intéresse pourtant, c’est qu’il évoque la trace fine et singulière qu’un individu a pu laisser au regard de l’autre.

Je voudrais éclairer le pourquoi de ce travail. Après tout il peut être envisagé comme simple résurgence d’une forme qui a parcouru l’histoire de la médecine et l’histoire de l’art. La question du corps et de son objectivation m’a mise au travail. Manipulé dans sa structure même il semble être considéré par nos sociétés comme réceptacle et non composante de ce qu’est l’individu.

La France mise à part, le manque de réactions concernant l’exposition Body’s4 en donne un exemple frappant. Au contraire, des années passées à côtoyer et à filmer des danseurs m’ont éclairé la perception d’une pensée née de la chair ou faite chair. En cherchant à exprimer cet évidement que je ressens, j’ai ramené à la surface un matériau étrange qui est en lui-même moulage et sculpture, dépouille et lieu de résistance du sujet. Ce silicone bleu natif dont j’ai poussé les capacités de résistance et légèrement détourné l’usage, semble porter dans ses plis la complexité cellulaire du corps. Ici le volume est fractionné, réduit à une pellicule extrafine, quasiment plate, qui ne se tient pas elle-même.

Maintenus dans les airs par des éléments en métal : des pincettes, j’ai mis ces fragments à l’étude. L’expression « prendre avec des pincettes » m’est revenue naturellement. Ce que l’on tient ainsi c’est l’objet dangereux, l’objet du délit que l’on veut en même temps proche et à distance. Une posture bien évidemment ambiguë. Au contact de ces pièces grandit le désir de se glisser dans l’interstice, de s’introduire dans ces peaux, finalement, de regonfler la matière de notre propre présence. Comme je l’ai appris tout récemment, cela peut provoquer certaines envies destructrices.

Les mues sont cette partie qui refuse de se dissoudre et qui parle de l’être. Si je devais m’exprimer avec les termes de l’image en mouvement, je dirais qu’en ce qui les concerne il existe un hors-champ, pas seulement parce que l’on reconstruit mentalement la part manquante des fragments ; le hors-champ est dans la matière. Ce matériau clair, transparent, laisse persister un mystère. Et lorsque le soleil pénètre dans l’espace d’exposition, que la sculpture se gorge littéralement de lumière, imprimant une sensation de mouvement à la surface, quelque chose se dégage qui va au-delà de mes espérances et dessine une histoire fantasmée.

Élodie Lefebvre

Toulouse, décembre 2010

4 Il s’agit de l’exposition qui eut lieu à Lyon, en 2008, des très controversés corps plastinés du professeur Gunther von Hagens ; une dizaine de cadavres d’humains ont été exhibés pendant cinq mois à La Sucrière alors que la Cité des sciences de La Villette, suivant l’avis négatif du Comité consultatif national d’Éthique, avait refusé de l’accueillir.

 

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