Skip to content →

Car dans les ténèbres sacrées il y a de la lumière latente

CAR DANS LES TÉNÈBRES SACRÉES IL Y A DE LA LUMIÈRE LATENTE

Car dans les ténèbres sacrées il y a de la lumière latente.
Les volcans sont pleins d’une ombre capable de flamboiement.
Toute lave commence par être nuit.
Victor Hugo, Les Misérables, tome3.

Depuis quelques années Elodie Lefebvre a privilégié l’argile, la rugo-
sité du grès, la solidité de la terre, comme moyen d’interroger sous un jour
nouveau les thèmes et les motifs qui ont patiemment construit sa pratique
artistique pendant près de vingt ans. Dès le départ, vers la fin des années
1990, elle a observé le corps comme ce lieu de tension où s’exprime toute
la complexité de l’être : les forces en conflit, l’élan et le désir ardent de ren-
contrer l’autre confrontés à l’impossibilité d’y parvenir.

Dans les dessins, les installations et les vidéos de l’artiste, ce corps s’est
incarné comme l’espace de résistance entre les mouvements intimes, ambiva-
lents, parfois violents, qui animent l’être humain. Qu’il s’agisse de la forme
évanescente d’un pied gracile en train de s’enfoncer mystérieusement dans
la paroi d’un mur, ou d’une modeste dépouille en silicone vidée de sa subs-
tance et suspendue mollement au-dessus du sol, c’est toujours à partir d’un état
physique de la figure humaine qu’Elodie Lefebvre tente de rendre tangible les
rapports dialectiques entre le dedans et le dehors, la présence et l’absence,
l’apparition et la disparition. Mais depuis 2019, le retour à la pratique du
modelage l’a conduite à exprimer différemment cette matérialité corporelle,
travaillant au contact de la terre les masses et les volumes, pour mieux tra-
duire la condition du corps féminin et sa puissance latente.

C’est une force singulière qui sourd des œuvres récentes de l’artiste.
Une énergie invisible, silencieuse, inquiétante. Posées à même le sol, qua-
torze pièces en grès sombre forment un espace quelque peu irréel, aux al-
lures désertiques.

D’une hauteur moyenne d’environ cinquante centimètres, ces petites sculp-
tures ont été façonnées à la main, selon la technique très ancienne du co-
lombin, ravivant ainsi un geste archaïque utilisé dès la préhistoire. Inspirées
des illustrations scientifiques représentant les structures volcaniques des îles
Plume et Kilauea, ces pièces dialoguent sous la forme d’une installation (Les
volcaniques, 2019-2020) évoquant de manière ambiguë les forces obscures
qui se cachent dans les entrailles de la terre. On ne s’étonnera guère que
l’artiste ait choisi l’image du volcan pour représenter de manière métapho-
rique la figure de la femme. En opérant ce choix, elle s’inscrit en effet dans
la lignée d’artistes écoféministes ayant réhabilité, au tournant des années
1980, le lien ancestral qui existe entre la femme et la nature : leur puissance
de vie, cette force invaincue que la modernité occidentale s’est évertuée à
réduire au silence pour mieux justifier une logique patriarcale d’exploitation
de la Terre et de la femme.
Prenant acte de cette histoire culturelle et politique brillamment mise
en lumière par Silvia Federici dans Caliban et la sorcière (2004), Elodie Le-
febvre nous invite à considérer les processus de domination du corps féminin
en tant qu’éléments structurants de nos sociétés. Avec Portare (2020-2021),
l’artiste s’empare à nouveau de l’imaginaire géologique pour rendre compte
de la contrainte physique et du contrôle exercé sur les femmes, au regard
de l’histoire du capitalisme et du processus d’«accumulation primitive » qui
préside à son développement. A la lisière entre le monde visible et invisible,
une figure féminine allongée, le visage et le corps à demi enfouis dans le sol,
semble résister pour ne pas disparaître sous le poids d’étranges concrétions
stalagmitiques s’érigeant sur son dos en « pile d’assiettes ».

On se tromperait sans doute à vouloir réduire le travail d’Elodie
Lefevbre à une forme d’engagement féministe inscrit dans le sursaut d’une
époque qui retrouve son libre pouvoir de dire et de se soulever. L’objectif de
l’artiste n’est pas tant de placer la femme au centre d’une histoire qui l’a trop
longtemps marginalisée. C’est la question du manque et de l’absence, en
tant que fondement même de la puissance du désir, qui habite avant tout son
œuvre et oriente sa pensée. Ce qui manque, rappelle l’artiste, est ce à quoi
il faut accorder toute notre attention. Dans les interstices et dans les creux,
Elodie Lefebvre révèle souvent une lumière latente, recouvrant de feuilles
d’or ces « ombres capables de flamboiement » (V.Hugo).
Dans sa pratique, comme dans ses choix esthétiques, on retrouve
chez l’artiste une certaine sensibilité pour la physicalité des matériaux, ainsi
que pour l’authenticité des corps créés à partir de moulages sur des modèles
vivants. Réalisée à l’échelle 1:1, l’une de ses dernières pièces intitulée Soulè-
vement (2022) associe au caractère singulier du corps féminin une dimension
intemporelle. Les yeux clos, le crâne lisse, c’est dans un geste retenu et silen-
cieux que la femme se détache légèrement du sol dont elle semble mesurer
les appuis. La technique, la dimension réaliste de la figure, sa posture, mais
aussi la résonance féministe de l’œuvre, ne sont pas sans rappeler certains
nus féminins de l’artiste américaine Kiki Smith, leur puissance quasi-mystique
conjuguée au réalisme ordinaire et sans pudeur d’un corps de femme.
Chez Elodie Lefebvre, l’impassibilité des figures est souvent contrariée par
les formes agitées des petites « toisons » de porcelaine blanche qu’elle ex-
pose souvent près de ses sculptures en grès sombre. Images hybrides, entre
la chevelure humaine et les viscères, la coulée magmatique, le suaire ou le
pelage animal, ces porcelaines attirent le regard et l’inquiète. De la peur du
féminin évoquée par Freud, à la reconquête de son expression chez Hélène
Cixous, l’imaginaire du mythe de Méduse imprègne ces formes où se croisent
l’effroi et le beau, la vie et la mort, l’animé et l’inanimé.

Ce n’est donc pas seulement notre regard que sollicitent de telles
images, mais bien plus encore la mémoire des fables et des récits qui ont
peu ou prou contribué à construire une certaine représentation du féminin.
Figure freudienne du ravissement, objet de désir et de hantise, le pied dé-
licat de celle que l’on nomme Gradiva – « celle qui avance » – conserve
toute sa grâce corporelle, mais se présente pris au piège dans une petite
série de sculptures au titre éponyme (Gradiva aux assiettes, 2021). Creusant
cet espace mémoriel sédimenté par le travail de l’histoire, Elodie Lefebvre
s’emploie ainsi à révéler, strate après strate, une figure encore méconnue du
féminin ; une figure « à venir ».

Pascale Saarbach
Docteure en histoire de l’art contemporain
Juin 2022